Abebe Bikila

LE HÉROS AUX PIEDS NUS

Il fut le pionnier. Celui qui ouvrit la voie aux athlètes est-africains et à leur domination sans partage sur le fond et le demi-fond mondial. L’éthiopien Abebe Bikila - premier athlète d'Afrique noire médaillé d'or olympique - fait partie des rares athlètes dont le récit personnel résonne à jamais dans celui d’une nation et d’un continent tout entier. De ceux dont la légende se forge, inévitablement, dans la tragédie. 

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En 1960, les joutes olympiques se déroulent à Rome. Pour la première fois, elles sont retransmises en direct à la télévision. Et pour l’épreuve du marathon, les organisateurs ont vu les choses en très grand. Le parcours est somptueux. Théâtral. Il serpente autour des monuments de la Rome impériale et des symboles de l’unité italienne.

Se relevant des malheurs de la guerre récente, le pays souhaite se retourner vers sa grandeur passée et célébrer sa reconstruction, son Miracle. Les marathoniens passent devant le Capitole, le Cirque Maxime, les Thermes de Caracalla, le Vittoriano... La mise en scène est à la hauteur. La course débute en fin d’après-midi. Une première. L’arrivée est jugée à la nuit tombante devant l’Arc de triomphe de Constantin et le Colisée. Les huit derniers kilomètres empruntent les redoutables pavés de la "Reine des Voies", la Voie Appienne, éclairés tous les vingt-cinq mètres par les flambeaux de soldats disposés sur le parcours.

"Il a fallu une armée entière pour marcher sur l'Éthiopie. Un seul homme pour marcher sur Rome."

Il est le premier à surgir du fond de la nuit. Short rouge. Débardeur vert. Abebe Bikila franchit la ligne d’arrivée en 2 heures 15 minutes et 16 secondes Il bat le record du monde, pour une seconde seulement. Jamais une victoire n’aura été à ce point symbolique. "C'est un moment de drame théâtral, tellement unique dans l'athlétisme moderne, lorsqu'un inconnu d'un pays insignifiant traverse les mers et renverse les héros" écrit alors un journaliste du magazine World Sports.

Il est vrai que les symboles sont nombreux. C’est au pied de l'obélisque d'Axoum, pillé par les armées de Mussolini lors de l'occupation de l'Éthiopie un quart de siècle plus tôt, que Bikila porte une attaque décisive et enterre le marocain Rhadi Ben Abdesselam, pourtant grand favori. Sous le regard admiratif du public italien, Abebe livre une bataille antique sur les terres de l’ancienne puissance coloniale. Il retourne l’histoire et remporte la victoire, sous l’Arc de Triomphe de Constantin, à l’endroit même où vingt-cinq ans plus tôt, Mussolini avait lancé par un long discours ses troupes à la conquête de l’Éthiopie.

Jeux Olympiques de Rome (1960) : Bikila (numéro 11), pieds nus, ferme la marche du peloton avec Rhadi Ben Abdesselam (numéro 185).

Pourtant, rien n’était écrit. Bikila doit sa sélection aux Jeux Olympiques à la blessure de la star éthiopienne Wami Biratu, qu’il doit remplacer à quelques heures du départ pour Rome. Son entraineur suédois, Onni Niskane, est sans doute alors le seul à croire en ses capacités, lui qui, jusque-là, avait plutôt réalisé des temps moyens lors de premières tentatives sur marathon (2 heures 39 minutes).

Niskane connait surtout l'assiduité à l’entrainement de Bikila, et sa force de caractère : "Il n'est jamais fatigué et éprouve même rarement le besoin de boire un verre d’eau après une séance d'entrainement". Abebe est un discret besogneux. Niskane est membre de la Croix Rouge et passionné d’athlétisme lorsqu’il repère Bikila en 1959 et commence alors à l’entrainer. Le natif de Jato, un village de berger situé à 130 km d'Addis-Abeba, est alors membre de la Garde Impériale de l'empereur d'Éthiopie, Haïlé Sélassié, qu’il a rejoint en 1952, à 20 ans. L’Éthiopie est alors en pleine reconstruction après s’est affranchie de l’impérialisme italien.

"L'homme capable de courir du lever au coucher du soleil."

À son arrivée à Rome, Bikila ne dispose que d'une paire de chaussures, totalement détruite après un mois intense de course. De surcroît, elle lui cause des ampoules. Il décide alors de s’en passer, comme il en a l'habitude à l'entrainement. Ses pieds nus resteront dans l’Histoire. Sa simplicité surprendra. Une fois la ligne passée, il refuse catégoriquement de s'asseoir et même de boire. Il repousse la couverture qu'on lui tend malgré le froid. Son entraineur l'oblige tout de même à boire un verre de Coca. "Dans la Garde Impériale, il y a beaucoup d'autres coureurs qui auraient pu gagner à ma place. Je voulais montrer au monde que mon pays, l’Éthiopie, a toujours gagné avec détermination et héroïsme" déclare alors le nouveau champion olympique. 

Après sa victoire à Rome, Bikila est accueilli en héros sur ses terres. Il obtient le grade de lieutenant. Il reçoit une voiture et un appartement en guise de récompense. Mais peu de temps après son retour en Éthiopie, une tentative de coup d’état est orchestrée par des membres de la Garde Impériale. Abebe, suspecté d'être l'un des instigateurs, est emprisonné et ne doit son salut qu'à sa notoriété. Il est libéré après une courte période d’emprisonnement.

Entre 1960 et 1964, il remporte la quasi-totalité des courses auxquelles il participe. Son seul échec : le marathon de Boston en 1963 qu'il termine à la cinquième place. Il est désormais accompagné par un équipementier qui lui fournit, notamment, toutes les chaussures dont il a besoin.

À quelques jours des Jeux Olympiques de Tokyo (en 1964), il est frappé d’une violente douleur au ventre. On lui diagnostique une appendicite aiguë. Son opération, 35 jours avant le départ de l'épreuve du marathon, est volontairement tenue secrète. Bikila remporte tout de même l’épreuve en 2 heures 12 minutes et 11 secondes et devient ainsi le premier (et encore aujourd’hui unique) athlète à décrocher deux fois le titre olympique sur marathon.


Victoire de Bikila aux Jeux Olympiques de Tokyo (1964).

À nouveau, les observateurs sont marqués par la fraîcheur et le comportement de l’éthiopien à l’arrivée de l’épreuve. À peine la ligne franchie, Bikila entame une improbable séance d’étirements sous les yeux circonspects du public japonais. De retour en Éthiopie, il obtient le grade de lieutenant et Haîlé Selassié lui offre, cette fois-ci, une Volkswagen Coccinelle.

Entre 1965 et 1966, il continue sa série de victoires. Bikila ambitionne ainsi de réaliser le triplé olympique. Il doit malheureusement abandonner ce doux rêve. En 1967, il s’est fracturé le péroné lors de son 14ème marathon. La blessure est encore vive et gênante au départ du marathon des Jeux Olympiques de Mexico en 1968. Il abandonne après seulement 16 kilomètres d'effort. Ce sera son ultime marathon. La victoire revient à son collègue d’entraînement, Mamo Wolde.

"Les hommes de succès doivent rencontrer la tragédie. C'était la volonté de Dieu que je remporte les Jeux Olympiques, et c'était la volonté de Dieu que j'ai cet accident."

Malgré son échec, il est tout de même promu capitaine à son retour en Éthiopie. Mais le 22 mars 1969, Bikila est victime d’un grave accident de la route, au volant de sa Coccinelle, sur la route reliant Addis-Abeba à Dessie. Sa nuque est brisée. Il reste prisonnier de la carcasse de sa voiture durant toute la nuit. Transporté d’urgence à Londres dans l’avion personnel de d’Haîlé Sélassié, il survit après 8 mois de lutte. Mais il a perdu l’usage de ses jambes. Il a alors 37 ans. 

Combatif, il se reconvertit et participe en fauteuil roulant à des épreuves sportives pour handicapés. Mais son corps a été gravement endommagé. Il meurt en 1973 d’une hémorragie causée par les séquelles de son accident. L’Éthiopie pleure son héros. Ses obsèques sont suivies par 65.000 personnes, dont l’empereur en personne qui a décrété un jour de deuil national.

Son lègue est immense. Bikila est le symbole de l'émergence et de la suprématie des athlètes d’Afrique de l'Est sur les courses d’endurance, confirmée aux Jeux Olympiques de 1968 par neuf victoires kenyanes dont sept en course de fond et une sur 800 mètres. L’Éthiopie devra quant à elle attendre 1980 pour retrouver les sommets grâce aux doublé 5000-10.000 mètres de Miruts Yfter aux Jeux Olympiques de Moscou puis la domination sans partage d’Haïlé Gebresselassié sur 10.000 mètres jusqu’à la passation de relais à Kenenisa Bekele. 

Il est encore aujourd'hui le seul double vainqueur d'un marathon olympique. Et pour la nation éthiopienne, il reste à jamais le héros. Celui qui marcha sur Rome. Les pieds nus. Avec détermination et héroïsme.

Abebe Bikila (1968)

Pour aller plus loin : nous recommandons vivement le visionnage de deux documents : (1) le reportage dirigé en mai 1965 par François Chalais, pour l'émission des "Coulisses de l'exploit" - il passa trois jours en Éthiopie en compagnie d'Abebe Bikila (vidéo disponible ici) - et (2) le résumé, en couleur, du marathon des Jeux Olympiques de Rome en 1960 (vidéo disponible ici). Deux documents exceptionnels.